4.
Tout était calme dans la petite maison sur le golfe, avec ses portes ouvertes sur la plage blanche et les étoiles. Vêtue d’un long shetland à col montant, les jambes recouvertes de collants chauds en laine, Gifford appréciait autant la brise fraîche que la douce chaleur émanant de la cheminée. Le froid, l’odeur de la mer, celle du feu représentaient pour elle la Floride en hiver, son havre de paix, son refuge, un lieu sûr.
Allongée sur le canapé devant la cheminée, elle observait les reflets de la lumière sur le plafond blanc. Elle se demandait ce qui la rendait si heureuse à Destin, pourquoi cet endroit avait toujours été à ses yeux le lieu de retraite idéal. Son arrière-grand-mère paternelle, Dorothy, lui avait légué cette petite maison sur la plage et, année après année, elle y avait passé les meilleurs moments de sa vie.
Mais Gifford était loin d’être heureuse en ce moment. Elle l’était seulement un peu plus que si elle était restée à La Nouvelle-Orléans. Malgré tous les remords qu’elle éprouvait, pour rien au monde elle ne serait allée à First Street ce jour de mardi gras.
Mardi gras à Destin, en Floride. Cela aurait pu être n’importe quel autre jour. Un endroit propre et calme, à l’abri des soucis : les cousins buvant et se disputant, et son tendre époux, Ryan, agissant comme si Rowan Mayfair ne s’était pas enfuie en quittant son mari, Michael Curry, comme s’il n’y avait eu aucune lutte sanglante à First Street le jour de Noël, comme si tout pouvait s’arranger à coups de mesures juridiques.
Cette réunion de mardi gras était non pas un acte de foi mais de désespoir, destiné à maintenir artificiellement l’optimisme et la joie qu’un après-midi d’horreur avait suffi à anéantir. Pour Michael, ce devait être un supplice. Avaient-ils pensé à ce qu’il pouvait ressentir à se retrouver entouré de la famille de Rowan, comme au bon vieux temps, alors que Rowan était partie… Ça, c’était les Mayfair tout craché : erreur de jugement, mauvaises manières, aucune morale. Le tout masqué par une sorte d’effervescence, de fébrilité familiale.
L’idée que Rowan puisse être en danger, qu’elle ait été forcée à partir le jour de Noël, que quelque chose lui soit arrivé, c’était plus que Gifford ne pouvait en supporter. Elle était quasiment sûre qu’il lui était arrivé quelque chose d’horrible. Tout le monde le sentait. Même Mona. Et quand Mona sentait quelque chose, elle qui ne dramatisait jamais et ne prétendait pas voir des fantômes quand elle prenait le tram, force était d’y prêter attention. La semaine dernière, elle avait annoncé qu’il ne fallait pas compter sur le retour de Rowan et que, si on voulait ce centre médical, il fallait continuer sans elle.
Quand on pense, se dit Gifford en souriant, que l’auguste firme familiale Mayfair & Mayfair, qui représente l’ensemble des intérêts de la famille, tient compte de l’avis de cette enfant de treize ans… Et elle fait bien !
Le plus grand regret de Gifford était de ne pas avoir fait rencontrer Rowan et Mona quand il en était temps. Mona aurait peut-être senti quelque chose et parlé ouvertement. Mais à quoi bon se lamenter ? Parfois, Gifford avait l’impression que sa vie entière n’était qu’un tissu de regrets. Sous le vernis extérieur de sa charmante maison de Métairie, de ses magnifiques enfants, de son beau mari, il n’y avait que des regrets.
Elle s’attendait à chaque instant à recevoir la nouvelle que Rowan était morte. Pour la première fois depuis des siècles, il n’y aurait aucune héritière. Le testament ! Maintenant qu’elle avait lu le long récit d’Aaron Lightner, comment pourrait-elle y penser avec détachement ? Où est l’émeraude ? se demanda-t-elle. On pouvait compter sur son mari pour l’avoir enfermée dans un coffre-fort. On aurait dû y mettre aussi cet horrible « dossier ». Elle ne pardonnait pas à Ryan le fait que Mona ait réussi à mettre la main dessus.
Rowan s’était peut-être enfuie avec l’émeraude ? Tiens, ça lui faisait penser à autre chose, elle avait oublié de renvoyer à Michael sa médaille.
Elle l’avait trouvée près de la piscine, deux jours après Noël, pendant que les enquêteurs et les assistants du médecin légiste faisaient leurs tests à l’intérieur de la maison. Aaron Lightner et son collègue bizarre, Erich quelque chose, prélevaient des échantillons du sang maculant les murs et les tapis.
— Vous vous rendez compte qu’ils vont tout écrire dans leur dossier ? avait protesté Gifford.
Mais Ryan avait laissé faire. Tout le monde faisait confiance à Lightner. Et Béatrice était amoureuse de lui. Gifford ne serait pas surprise que cela se termine par un mariage.
La médaille représentait l’archange saint Michel. C’était une médaille ancienne en argent pendant au bout d’une chaîne cassée. Elle l’avait glissée dans son porte-monnaie et avait voulu des dizaines de fois la renvoyer à Michael. Après son retour de l’hôpital, bien entendu, pour ne pas le bouleverser. Elle aurait dû la donner à Ryan avant de partir. Pauvre Michael !
Les bûches s’écroulèrent bruyamment dans le foyer et une lumière apaisante éclaira le plafond en pente.
Encore une heure et ce serait le mercredi des Cendres. Un peu plus tôt, elle avait allumé un feu dans la cheminée, s’était installée sur le canapé et s’était mise à penser pour faire passer le temps. Elle avait des remords de ne pas être allée à First Street, de n’avoir rien fait pour empêcher la catastrophe, et en voulait à ceux qui ne tenaient jamais compte de ses suggestions. Ils semblaient incapables de faire la part entre les dangers réels et les dangers imaginaires et rejetaient systématiquement tout ce qu’elle disait.
Ne pas avertir Michael et Rowan avait été une erreur irréparable. Pourtant, ils avaient lu ce maudit dossier, ils auraient dû comprendre que personne ne pouvait être heureux à First Street ! Restaurer la maison était stupide. Le mal vivait dans chaque brique et chaque centimètre de mortier. Treize sorcières. Et toutes les affaires de Julien dans la mansarde. Cette maison n’apporterait jamais que le malheur. Elle le savait depuis toujours. Les gens du Talamasca ne lui avaient rien appris.
Elle le savait depuis la première fois qu’elle était allée à First Street, petite fille, avec sa chère grand-mère Évelyne l’Ancienne. On l’appelait l’Ancienne parce qu’elle était déjà vieille et que plusieurs autres Évelyne étaient nées depuis.
Évelyne l’Ancienne l’avait donc emmenée rendre visite à tante Carlotta et à cette pauvre Deirdre, l’héritière prostrée sur son fauteuil à bascule. Gifford avait vu clairement et distinctement le fameux fantôme de First Street derrière le fauteuil de Deirdre. Évelyne l’Ancienne l’avait aperçu aussi, c’était certain. Deirdre était déjà catatonique. « Pauvre enfant, avait dit Évelyne l’Ancienne. Julien avait tout prédit. » C’était l’une des affirmations qu’elle répétait souvent mais refusait toujours d’expliquer.
Avant qu’Evelyne l’Ancienne ne se réfugie dans le mutisme, elle avait fait bien des confidences à Gifford, encore jeune. À l’âge de treize ans, elle avait couché avec Julien et, le jour où il était venu à Amelia Street, il l’avait appelée du trottoir : « Évelyne, descends, descends ! », et il avait obligé Walker, le grand-père d’Évelyne, à la laisser sortir de la chambre mansardée où elle était enfermée à clé.
Julien et Walker étaient en très mauvais termes. Cela remontait à l’époque où Julien, enfant, à Riverbend, avait tué accidentellement son cousin Augustin d’un coup de feu. Walker, petit-fils d’Augustin, nourrissait une haine féroce contre celui qui avait tué son ancêtre. Ancêtre de qui ? Tout le monde était l’ancêtre de tout le monde dans cette famille. L’arbre généalogique des Mayfair était aussi enchevêtré que les ronciers qui grimpaient sur le château de la Belle au Bois Dormant.
Tiens, au fait, Mona avait introduit toutes les données dans son ordinateur et avait récemment annoncé avec fierté qu’elle avait plus de liens de descendance avec Julien et Angélique que n’importe quel autre membre de la famille. Gifford en avait la tête qui tournait. Elle aurait voulu que Mona s’intéresse davantage aux garçons de son âge et à son habillement et moins à la famille, aux ordinateurs, aux voitures de course et aux armes.
— Les histoires de famille ne t’ont pas dégoûtée des armes ? avait-elle demandé à Mona. Tu sais bien qu’une arme est la cause de la grande scission entre nous et ceux de First Street.
Mais on ne pouvait rien contre les obsessions de Mona, petites ou grandes. Elle avait entraîné cinq fois Gifford dans un petit stand de tir minable, de l’autre côté du fleuve, pour apprendre à manier un P 38. Gifford avait les armes en horreur, mais elle préférait être avec Mona que se demander ce qu’elle était en train de faire.
Et puis Ryan s’était rangé du côté de Mona. Il avait même obligé Gifford à conserver une arme dans la boîte à gants de sa voiture et en avait mis une autre dans la maison de Destin.
Mona avait tant à apprendre ! Évelyne l’Ancienne lui avait-elle raconté ses vieilles histoires ? De temps en temps, il lui arrivait de sortir de son mutisme. Sa voix était restée la même et elle commençait alors sa longue litanie, comme le sage d’une tribu délivrant la tradition orale :
— S’il n’y avait pas eu Julien, je serais morte dans ma chambre sous les toits, folle, muette et blanche comme une plante qui n’a jamais vu le soleil. Il m’a mise enceinte et j’ai donné le jour à ta pauvre mère.
— Mais pourquoi oncle Julien a-t-il couché avec une fille aussi jeune ? avait demandé Gifford un jour.
La réponse était tombée comme un coup de tonnerre :
— Sois fière de ton sang Mayfair. Sois-en fière. Julien avait tout prédit. La lignée perdait de sa vigueur. Et j’aimais Julien autant qu’il m’aimait. Ne cherche pas à comprendre tous ces gens, Julien, Mary Beth ou Cortland. Ils étaient des géants sur cette terre, des géants comme il n’y en a plus.
Des géants sur cette terre ! Quelle expression !
Cortland, le propre fils de Julien, était le père d’Évelyne l’Ancienne. Mais, ça, elle ne l’admettrait jamais. Et Laura Lee, sa fille, était celle de Julien. Mon Dieu ! Impossible de retracer ces filiations sans un crayon et un papier. Et ça, il n’en était pas question. Des géants sur cette terre ! Des démons de l’enfer, oui !
— Comme c’est charmant ! s’était exclamée Alicia, ravie et toujours prête à se moquer de Gifford et de ses craintes. Continue, Évelyne l’Ancienne, que s’est-il passé ensuite ? Parle-nous de Stella.
Alicia était alcoolique depuis l’âge de treize ans et, tout en étant aussi fine et svelte que Gifford, avait toujours fait plus vieille que son âge. Elle avait passé son adolescence à faire des descentes dans les bars louches de la ville et à boire avec des types étranges. C’est alors que grand-père Fielding l’avait « casée » avec Patrick pour la remettre dans le droit chemin. Patrick ! Pourquoi justement lui ? Le choix ne pouvait être pire même si, à l’époque, Patrick était encore quelqu’un de bien.
Nous sommes tous du même sang, se dit Gifford. En tout cas, malgré ses parents alcooliques, Mona est loin d’être une idiote. C’est une gagnante.
La précocité de Mona se traduisait également par une grande maturité sexuelle. Elle avait annoncé à sa tante, horrifiée, qu’elle voulait connaître beaucoup d’hommes. Toute protectrice qu’elle fût, Gifford se faisait plus de souci pour eux que pour sa nièce.
Et dire que le Talamasca ignorait tout de Mona et du lien entre Évelyne l’Ancienne et oncle Julien. Il ne se doutait pas que cette petite fille était probablement une véritable sorcière. Cette pensée procura à Gifford une espèce de satisfaction presque gênante. Sans compter que le Talamasca ne savait pas plus que la famille pourquoi Julien avait tué Augustin et pourquoi il avait laissé tant d’enfants naturels derrière lui.
Le dossier du Talamasca était impossible à accepter. Un fantôme était une chose, mais un esprit ! C’était révoltant. Elle avait refusé que Ryan fasse circuler le document. Il était déjà dramatique que Lauren et Randall l’aient lu. Et Mona, surtout elle, qui l’avait subtilisé sur son bureau et l’avait lu entièrement avant que quiconque s’en aperçoive.
Le cœur du problème était là : Mona savait-elle distinguer la réalité de la fiction ? Alicia, oui. C’était pour ça qu’elle buvait. Mais la plupart des Mayfair n’en étaient pas capables. Ryan, par exemple. Son refus de croire au surnaturel ou au mal le rendait aussi irréaliste qu’une vieille prêtresse vaudou qui voyait des esprits partout.
Mais Mona était intelligente. Même lorsqu’elle avait appelé Gifford, l’an dernier, pour lui annoncer qu’elle n’était plus vierge, que sa défloraison en elle-même n’avait aucune importance mais que la transformation de sa silhouette en avait une énorme. Elle avait ajouté :
— Je prends la pilule, tante Gifford, et je me suis fait un petit programme. Découvrir des choses, expérimenter. Bref, boire à la coupe, tu sais, tous ces trucs dont parlait Évelyne l’Ancienne.
— Est-ce que tu fais la distinction entre le bien et le mal, Mona ? avait demandé Gifford, suffoquée et, en son for intérieur, un peu envieuse.
— Bien sûr, tante Gilford, et tu le sais bien. D’ailleurs, je mérite d’être inscrite au tableau d’honneur aujourd’hui. J’ai fait le ménage dans la maison et j’ai réussi à faire dîner papa et maman avant qu’ils ne commencent leur beuverie nocturne. Tout est propre et calme ici. Évelyne l’Ancienne a parlé aujourd’hui. Elle a dit qu’elle voulait s’asseoir sous le porche pour regarder le tram passer. Ne te fais aucun souci. Je contrôle.
Je contrôle ! Et puis il y avait cette drôle de déclaration qu’elle avait faite à Pierce. Un mensonge, très probablement : « Écoute, ça me plaît qu’ils soient ivres tout le temps. Enfin, je préférerais qu’ils se comportent normalement et qu’ils ne se suicident pas à l’alcool sous mes yeux mais, tu sais, ça me donne beaucoup de liberté. J’ai horreur que des cousins débarquent ici et commencent à me demander à quelle heure je me couche ou si j’ai fait mon travail de classe. Moi, je me balade en ville quand je veux et personne ne me casse les pieds. »
Pierce avait bien ri. Il adorait Mona, ce qui était plus que surprenant car, habituellement, il aimait les gens innocents et gais comme sa fiancée, Clancy Mayfair.
Mona n’avait rien d’innocent, sauf dans le sens le plus strict du terme, à savoir qu’elle ne se considérait pas comme quelqu’un de mauvais et ne voulait pas faire de mal.
De la liberté, elle en avait, c’était certain. Dans les semaines qui avaient suivi son aveu d’avoir perdu sa virginité, ses liaisons successives avaient provoqué maints coups de téléphone outrés. Mais qu’y faire ? Alicia ne supportait plus de voir Gifford et refusait de la laisser entrer dans la maison. Et Évelyne l’Ancienne ne disait à personne ce qu’elle voyait ou ne voyait pas.
— Je t’ai tout raconté sur mes petits amis, avait dit Mona. Et, surtout, ne t’en fais pas pour ça.
Au moins, Évelyne l’Ancienne ne passait pas son temps à lui raconter sa liaison avec Julien et, avec un peu de chance, Mona ne savait rien de celle avec Stella. Après tout, même M. Lightner n’était pas au courant. Son dossier ne mentionnait pas une seule fois les maîtresses de Stella.
— Ce fut la grande époque de ma vie, avait dit un jour Évelyne l’Ancienne à ses deux filles. Stella et moi étions à Rome. Je ne sais pas où était Lionel, et cette horrible gouvernante était sortie avec Antha. Je n’avais jamais vécu une telle expérience amoureuse. Stella m’a raconté ce soir-là qu’elle avait déjà eu d’innombrables maîtresses. Pour elle, rien n’égalait l’amour entre femmes. Et c’est aussi ce que je pense. J’aurais recommencé si j’avais rencontré une femme capable de prendre mon cœur comme Stella l’avait fait. À notre retour d’Europe, nous sommes allées ensemble au quartier français, où elle avait un petit appartement. Nous avons fait l’amour dans le grand lit et, ensuite, nous avons mangé des huîtres et des crevettes et bu du vin. Le temps a passé bien trop vite à Rome…
Et elle avait continué ainsi jusqu’à ce que le sujet du Victrola revienne sur le tapis. Julien le lui avait donné. Stella avait été compréhensive et ne l’avait jamais réclamé. C’était Mary Beth qui était venue à Amelia Street pour exiger qu’on le lui rende. Julien était mort depuis six mois et elle avait retourné toute la maison pour trouver l’appareil.
— Inutile de vous dire que je l’ai gardé, avait précisé Évelyne l’Ancienne.
Puis elle avait emmené Gifford et Alicia dans sa chambre et avait remonté le mécanisme du petit Victrola. Toutes trois avaient écouté de nombreuses chansons de music-hall puis les arias de La Traviata. « J’ai vu cet opéra à New York avec Stella. J’aimais tellement Stella », avait dit Évelyne l’Ancienne.
Un autre jour, elle avait reparlé de ses amours féminines à Alicia, Gifford et Mona, qui était sans doute trop petite pour comprendre.
— Mes chéries, un jour ou l’autre, il faudra que vous viviez vous aussi ce qu’est l’amour d’une autre femme. Ne soyez pas stupides. Ça n’a rien d’anormal. C’est un morceau de sucre dans une tasse de café, de la glace à la fraise. C’est du chocolat.
Dans un tel contexte, comment s’étonner qu’Alicia soit devenue par la suite ce qu’on appelait une fille perdue ? Elle n’a jamais su ce qu’elle faisait. Elle couchait avec des marins, des militaires et pratiquement n’importe qui, jusqu’à l’entrée en scène de Patrick : « Alicia, je vais te sauver. »
Leur première nuit ensemble avait été une longue beuverie, jusqu’à l’aube. À la suite de quoi, Patrick avait annoncé qu’il prenait Alicia en main, que cette pauvre petite était une âme perdue et qu’il allait s’occuper d’elle. Elle tomba enceinte de Mona et ils vécurent une période bénie de rires et de Champagne. Maintenant, ils n’étaient plus que des ivrognes et rien ne subsistait de leur histoire d’amour, à part Mona.
Gifford jeta un coup d’œil sur sa petite montre en or. Un cadeau d’Évelyne l’Ancienne. Encore une heure et mardi ce serait le mercredi des Cendres. Si seulement elle pouvait rester à Destin pour toujours ! Mais c’était impossible. Destin était et devait rester un refuge.
Le petit téléphone blanc niché dans les coussins émit soudain une sonnerie discordante. Elle décrocha.
— Gifford à l’appareil, dit-elle.
Dieu merci, c’était Ryan.
— Je ne te réveille pas ?
— Non, dit-elle en soupirant. Tu sais que je ne dors plus. J’attendais. Raconte-moi tout. Dis-moi que Michael va mieux, que personne n’est blessé et…
— Gifford, pour l’amour de Dieu ! Qu’est-ce que tu veux entendre ? Que quelqu’un s’est fait écraser sous les sabots d’un cheval ou sous les roues d’un char du défilé ? Tout le monde va bien.
— Parle-moi de Michael. Qu’est-ce que vous lui avez dit, pour Rowan ?
— Le moins possible.
— Tant mieux.
— Il n’est pas encore assez solide pour entendre toute l’histoire.
— Encore faudrait-il que quelqu’un la connaisse !
— Il va falloir qu’on aborde le sujet avec lui. On ne peut plus remettre. Il faut qu’il sache. Physiquement, il est en voie de guérison, mais psychiquement, je ne sais pas. Il a l’air… si différent.
— Plus vieux, tu veux dire ?
— Non, différent. Ce n’est pas seulement à cause de ses cheveux grisonnants. C’est dans son regard, son comportement. Il est si poli et patient avec tout le monde.
— Inutile de le bouleverser.
— Laisse-moi faire. Prends plutôt soin de toi et ne te baigne pas seule.
— Ryan, la mer est glacée et j’ai fait du feu toute la journée. Parfois je me dis que je pourrais rester ici pour toujours. Pardonne-moi. Ryan, mais aller à First Street était au-dessus de mes forces.
— Je sais, Gifford, je sais. Mais les enfants ont trouvé que c’était le plus beau mardi gras de leur vie. Tout le monde adore se retrouver à First Street. C’était vraiment adorable de la part de Michael de nous avoir tous reçus comme d’habitude.
— Et Alicia et Patrick ? Ils étaient comment ?
— Alicia n’est pas venue. Elle était déjà complètement soûle à 3 heures de l’après-midi. Et Patrick aurait mieux fait de ne pas venir.
Gifford soupira. Elle espérait secrètement la mort de Patrick. Pourquoi se mentir ? Elle ne l’avait jamais aimé et il était devenu un fardeau insupportable.
— Qu’est-ce qu’il a fait ? demanda-t-elle en espérant qu’il s’était brisé le cou et que Ryan n’osait pas le lui annoncer.
— Il s’est disputé avec Béatrice à propos de Mona. Je parie qu’il ne s’en souvient même pas. Tu connais les idées de Béa au sujet de Mona. Elle veut toujours l’envoyer dans une école lointaine. Au fait, tu es au courant pour Aaron et Béa ? Tante Vivian a dit…
— Je sais. À croire que ses recherches sur notre famille ne lui ont pas servi de leçon.
Ryan rit poliment.
— Allez, tu devrais oublier toutes ces idioties. Si tu l’avais fait, tu aurais passé cette merveilleuse journée avec nous. Tu sais, il se peut que la situation empire si nous retrouvons Rowan.
— Pourquoi dis-tu ça ?
— Nous aurions alors de véritables problèmes. Écoute, je suis trop fatigué pour t’expliquer ça maintenant. Ça fait soixante-sept jours exactement qu’elle a disparu et j’en ai plus que marre de parler avec des détectives de Zurich, d’Écosse ou de France. Mardi gras s’est formidablement passé. Nous nous sommes amusés comme des fous. Béa a raison, tu sais. Mona doit aller dans cette école. C’est un petit génie, il faut qu’elle fasse des études.
Gifford avait envie de rétorquer que Mona n’irait jamais à l’école et qu’on aurait beau l’y envoyer de force, elle rentrerait par le premier avion, train ou autocar. Si on l’envoyait en Suisse, elle regagnerait ses pénates en quarante-huit heures et, si c’était en Chine, elle serait capable de mettre encore moins de temps. Gifford se retint de répondre. Elle éprouvait un amour confortable mais douloureux pour Mona.
Un jour, elle avait demandé à sa nièce :
— Quelle est la différence entre les hommes et les femmes ?
— Les hommes ne savent pas ce qui peut arriver. Ils sont heureux. Les femmes savent toujours ce qui peut arriver et elles sont sans arrêt soucieuses.
La voix de Ryan la ramena à la réalité :
— Ne t’inquiète pas pour Mona, dit-il, comme lisant dans ses pensées. Elle est le cadet de nos soucis. Nous avons une réunion mardi sur la disparition de Rowan. Nous allons décider ce qu’il faut taire.
— Comment pouvez-vous décider quoi que ce soit ! Rien ne prouve que Rowan est retenue loin de Michael… Vous…
— En fait, chérie, nous en avons la preuve formelle. Nous savons que les deux derniers chèques encaissés sur le compte personnel de Rowan n’ont pas été signés par elle. C’est ce que nous devons dire à Michael.
Silence. C’était le tout premier élément tangible. Gifford avait l’impression d’avoir reçu un coup sur le plexus. Elle reprit son souffle.
— Nous avons la preuve que ce sont des faux, reprit Ryan. Et la banque n’a plus aucune nouvelle depuis leur encaissement à New York il y a deux semaines.
— New York ?
— Oui. La piste s’arrête là. Nous ne sommes même pas certains que Rowan y soit allée en personne. J’ai eu trois coups de fil à ce sujet aujourd’hui. Le médecin qui a eu Rowan au téléphone va arriver de San Francisco. Il a des choses très importantes à nous dire mais il ignore où elle se trouve. Ces chèques sont nos derniers…
— J’ai compris, l’interrompit Gifford.
— Écoute, Pierce attendra le médecin à l’aéroport demain matin et moi je viens te chercher.
— C’est stupide. J’ai ma voiture. Ryan, va te coucher. Je serai là demain pour rencontrer ce médecin de San Francisco.
— Je veux venir te chercher, Gif. Je vais louer une voiture et nous rentrerons dans la tienne.
— Mais non, Ryan. J’ai prévu de partir d’ici à midi. Va voir ce médecin. Va au bureau. Fais ce que tu as à faire. L’important, c’est que la famille se soit réunie et que tout se soit bien passé, comme d’habitude, avec ou sans Rowan. Michael a apparemment bien tenu son rôle. Deux chèques falsifies, et bien, qu’est-ce que ça signifie ?
Silence. Évidemment, ils savaient tous les deux quel sens ça pouvait avoir.
Gifford soupira longuement.
— Mona est seule chez elle avec ses parents ?
— Elle va très bien, tu le sais. Évelyne l’Ancienne m’appellerait si quelque chose n’allait pas. Elle était assise auprès du lit d’Alicia cet après-midi quand je suis passé.
— Ainsi, nous continuons à nous mentir, comme d’habitude. Sur ça et sur tout le reste.
— Gifford.
— Oui, Ryan.
— J’ai une question à te poser. Je crois que je ne te la poserais pas si nous n’étions pas…
— Au téléphone ?
— Oui, au téléphone.
Bien des fois, ils avaient discuté de cet aspect étrange de leur mariage : c’était toujours au téléphone qu’ils avaient les meilleures conversations. Ils étaient plus patients et évitaient les disputes.
— Voilà ma question, poursuivit Ryan à sa manière directe. Que penses-tu qu’il se soit passé à First Street le jour de Noël ? Qu’est-il arrivé à Rowan ? Est-ce que tu en as une petite idée, un doute, un soupçon ?
Gifford resta sans voix. De toute leur vie commune, Ryan ne lui avait jamais posé une question aussi directe. Son mari avait toujours employé la majeure partie de son énergie à empêcher Gifford de chercher des réponses à des questions difficiles. C’était non seulement sans précédent mais alarmant. Parce qu’elle n’avait pas les moyens de se montrer à la hauteur des circonstances. Elle ne possédait aucune réponse de sorcière à cette question.
Elle réfléchit un long moment en écoutant le feu brûler et le clapotis de l’eau dehors. Soudain, elle se lança :
— La créature, l’esprit – je ne prononcerai pas son nom, tu le connais – a pris forme humaine le jour de Noël. Il est venu au monde et il a fait quelque chose à Rowan. Voilà ce qui s’est passé. Il n’est plus à First Street, nous le savons tous. Tous ceux qui l’ont déjà vu le savent. La maison est vide. Il…
Soudain, sa voix devenue aiguë, presque hystérique, se tut. Elle pensa : Lasher. Mais elle ne pouvait prononcer le nom. Bien des années auparavant, tante Carlotta l’avait secouée par les épaules en lui disant : « Ne prononce jamais, jamais, jamais ce nom. Tu m’entends ? »
Aujourd’hui encore, dans cet endroit paisible, elle ne pouvait toujours pas s’y résoudre. Quelque chose l’arrêtait, comme si on lui serrait la gorge. Peut-être à cause de ce mélange de cruauté et d’attitude protectrice qu’avait toujours montré Carlotta à son égard. Et aussi parce que le dossier du Talamasca mentionnait qu’Antha avait été poussée par la fenêtre et que son œil avait été arraché de son orbite. Quelle horreur ! Carlotta n’aurait jamais fait ça.
Elle ne fut pas surprise que son mari hésite avant de lui demander.
— C’est vraiment ce que tu crois, Gifford ? En ton âme et conscience, ma bien-aimée, c’est ce que tu crois ?
— Oui, Ryan, réussit-elle à articuler tristement. C’est ce que je crois. Mais, tu sais, il faut le voir pour y croire. Et moi, je l’ai toujours vu. Toi, tu n’as jamais pu.
Elle avait employé le mauvais mot. « Pu ». Grossière erreur. Elle entendit pousser des petits soupirs. Ils éloignaient Ryan d’elle, de la possibilité de croire ou d’avoir confiance, ils le confinaient dans cet univers bien construit où les fantômes n’existaient pas, où la sorcellerie des Mayfair était une blague familiale, aussi familière que celles concernant les vieilles maisons, les fonds de placement, les bijoux et les pièces d’or enfermés dans des coffres-forts.
Mais il y a l’amour, se dit-elle. L’amour et le respect. Elle dépendait complètement de Ryan. Aussi, comme toujours dans de telles circonstances, elle dit :
— Je t’aime, mon chéri. Vraiment.
— Gifford…
Silence au bout de la ligne. Un juriste réfléchissant calmement, un homme aux cheveux argentés et aux yeux bleus chargé de tous les soucis de la famille. Pourquoi croirait-il aux fantômes ? Les fantômes ne contestent pas les testaments, ne poursuivent personne en justice, ne menacent pas de vous envoyer le fisc.
— Qu’y a-t-il, mon chéri ?
— Si tu crois vraiment ce que tu viens de me dire… si ce fantôme est devenu humain… et que la maison est maintenant vide… alors, pourquoi avoir refusé d’y venir aujourd’hui ?
Soudain, elle se redressa. Toute la bienveillance qu’elle éprouvait à l’égard de son mari venait encore une fois de se volatiliser. Il redevenait l’homme ennuyeux et impossible qui avait gâché sa vie. Il était vrai qu’elle l’aimait mais il était vrai, aussi, que le fantôme avait pris forme humaine.
— Ryan, tu ne sens rien dans cette maison ? Ce n’est pas fini. Ça ne fait que commencer. Il faut absolument retrouver Rowan !
— Je viens te chercher dans la matinée. Je vais te ramener moi-même.
— D’accord, dit-elle d’un ton résigné.
Elle était contente d’avoir eu le courage d’exprimer le peu qu’elle savait de « l’homme ». Et tant pis s’il se lâchait, s’il la critiquait. Plus tard, peut-être. Demain.
— Gifford, Gifford… murmura-t-il. Je viens tout de suite. Je serai là avant ton réveil.
Elle se sentit soudain très faible, curieusement incapable de bouger jusqu’à l’arrivée de son mari, jusqu’au moment où il passerait la porte.
— Maintenant, ferme toutes les portes à clé, s’il te plaît, reprit-il. Et va te coucher. Je parie que tu es allongée sur le canapé et que tout est ouvert…
— Mais je suis à Destin, Ryan !
— Ferme bien tout, vérifie que le revolver est dans le tiroir de la table de chevet et, je t’en supplie, branche le système d’alarme.
— Le revolver ! Seigneur ! Tu crois que je m’en servirais alors que tu n’es pas là ?
— C’est justement pour ça que tu peux en avoir besoin, chérie. Parce que je ne suis pas là.
Elle sourit en repensant à Mona. Bang ! Bang ! Bang !
— Je t’embrasse.
Ils s’envoyaient toujours des baisers avant de raccrocher. La première fois qu’il l’avait embrassée, elle avait quinze ans et ils étaient amoureux. Plus tard, après la naissance de Mona, Alicia avait dit à Gifford en montrant sa fille : « Tu as de la chance, tu l’aimes, ton Mayfair, toi. Moi, j’ai épousé le mien à cause de ça. »
Gifford aurait dû prendre Mona avec elle. Alicia l’aurait peut-être laissée faire. Elle était déjà soûle du matin au soir. C’était un miracle que Mona soit si robuste et en bonne santé. Mais Gifford n’avait jamais vraiment voulu prendre à Alicia son bébé. Elle se rappelait qu’Ellie Mayfair – qu’elle n’avait pas connue – avait emmené le bébé de Deirdre, Rowan, jusqu’en Californie pour qu’elle échappe à la malédiction de la famille et que tout le monde l’avait haïe pour ça. C’était la même année qu’oncle Cortland était mort en tombant dans l’escalier de First Street. Quelle épreuve terrible pour Ryan !
Gifford avait quinze ans à l’époque. Ryan et elle s’aimaient déjà. On ne peut pas enlever un enfant à sa mère, quelles que soient les circonstances. Deirdre en était devenue folle, oncle Cortland avait essayé de s’interposer et y avait laissé sa vie.
Elle se mit debout et regarda vers la plage blanche. On n’entendait plus du tout les vagues. La brise couvrait tout d’un épais voile de silence. Les étoiles brillaient, comme prêtes à tomber au jour du Jugement dernier. La pureté de la brise était délicieuse et lui donnait envie de pleurer.
Si seulement elle pouvait rester ici jusqu’à ce qu’elle en ait assez. Jusqu’à ce que les chênes de La Nouvelle-Orléans lui manquent. Mais cela n’arrivait jamais. Elle s’en allait toujours avant d’en avoir réellement envie. Ses occupations, la famille… il y avait toujours quelque chose qui l’obligeait à quitter Destin avant qu’elle ne soit prête.
Elle sortit par la baie vitrée, monta l’escalier, traversa les planches aménagées sur la petite dune et descendit sur le sable.
D’ici, on entendait le golfe. Le bruit vous submergeait. Il n’y avait plus rien d’autre au monde. La brise vous séparait de tout, de toute sensation. Gifford se sentit soudain glacée, saisie par la brise qui s’était renforcée et tentait de la repousser. Elle marcha contre le vent, atteignit l’eau et fixa des yeux les douces vagues qui venaient lécher le sable luisant. Elle avait envie de s’allonger et de s’endormir là, comme quand elle était petite fille.
Comment s’appelait ce poète qui s’était fait tuer sur la plage à Fire lsland ? Écrasé dans son sommeil, apparemment. Quelle horreur ! Elle ne se rappelait pas son nom. Juste ses poèmes. L’époque du collège. La bière. Ryan l’embrassant sur le pont d’un bateau et lui promettant de l’emmener loin de La Nouvelle-Orléans. Des mensonges, tout ça ! Ils devaient aller vivre en Chine. Ou était-ce au Brésil ? En fait, Ryan avait été happé avant ses vingt et un ans par Mayfair & Mayfair. Elle se demanda s’il se rappellerait leurs poèmes préférés, celui de D.H. Lawrence sur les gentianes bleues, par exemple, ou le Dimanche matin de Wallace Stevens.
Elle ne lui en voulait pas. Elle n’avait pas pu dire non à Évelyne l’Ancienne, à grand-papa Fielding et à tous les vieux qui s’occupaient d’Alicia et d’elle depuis la mort de leurs parents. La mère de Ryan ne leur aurait jamais pardonné de ne pas faire un mariage en blanc. Et Gifford n’aurait pas pu abandonner Alicia qui était si jeune et déjà très perturbée.
— Toi qui es dix fois Mayfair, avait déclaré Évelyne l’Ancienne quand on avait parlé de mariage. Même ta mère aurait été choquée. Qu’elle repose en paix. Avec tout ce qu’elle a souffert.
Dix fois Mayfair. Combien de fois avait-elle dit qu’elle détestait cette expression qui ne signifiait rien ?
— Mais si rétorquait Évelyne l’Ancienne. Cela signifie que tu descends des Mayfair par dix lignées différentes. Tu devrais en être fière.
Et dire que Mona avait plus de sang Mayfair que n’importe quel autre membre du clan. Combien ? Vingt fois ? Il fallait que Gifford voie par elle-même l’arbre généalogique que Mona avait établi dans son ordinateur, ce tableau interminable retraçant toutes les lignées de doubles et triples cousins qui se mariaient entre eux. Y avait-il eu du sang neuf dans la famille au cours des quatre ou cinq dernières générations ?
Tous ces mariages entre Mayfair devenaient complètement ridicules. Et, maintenant, Michael Curry était seul dans cette maison et Rowan partie Dieu sait où. Cette enfant enlevée pour son propre bien était revenue pour subir la malédiction…
Gifford s’arrêta et tourna la tête au vent qui plaquait ses cheveux autour de son visage et sur ses yeux. Elle flottait dans le vent. Comme c’était bon ! Ryan allait venir la chercher. Rowan, par quelque miracle, était peut-être vivante et allait revenir. Elle s’expliquerait et tout reprendrait comme avant.
Oui, s’allonger et dormir dans le sable. Rêver.
Le mercredi des Cendres avait-il commencé ? Elle n’arrivait pas à voir sa montre malgré le ciel dégagé. La lune se réfléchissait dans l’eau. Gifford sentait que c’était le début du Carême. Mardi gras était passé.
Il fallait rentrer. Ryan lui avait dit de s’enfermer à clé et de brancher le système d’alarme. Elle allait lui obéir. Un soir de dispute, elle était tellement fâchée contre lui qu’elle était sortie dormir à même le sable, sous les étoiles, comme une vagabonde. Ce soir, il fallait faire ce qu’avait dit Ryan. Pour rien au monde il ne devait la trouver endormie ici. Il serait trop furieux.
Elle tourna le dos à la mer et se dirigea vers la dune sombre et la lumière juste au-dessus.
Des maisons basses de part et d’autre, comme à l’infini, puis la masse menaçante d’un immeuble très élevé éclairé pour avertir les avions volant à basse altitude et, très loin, les lumières de la ville et les nuages se lovant dans la lueur de la lune.
Tout fermer et dormir, oui, mais devant le feu. Dormir de ce sommeil vigilant qu’elle appréciait quand elle était seule. Elle entendrait la cafetière électrique s’enclencher à 5 h 30 et le premier bateau s’approcher de la côte.
Mercredi des Cendres. Un sentiment de consolation la traversa, comme un mélange de piété et de foi. Les cendres qui retournent aux cendres. Le moment venu, il faudra couper une branche pour le dimanche des Rameaux et, plus tard, emmener Mona, Pierce, Clancy et Jenn à l’église pour le vendredi saint afin d’« embrasser la croix » comme dans le bon vieux temps.
Au moment où elle atteignit les planches, Gifford regarda d’en haut le chaud rectangle de son salon éclairé par le feu, les canapés de cuir crème et le carrelage couleur caramel.
Il y avait quelqu’un dans la maison. Près du canapé où elle avait sommeillé tout l’après-midi, juste à côté de la cheminée. L’homme avait un pied posé sur le foyer, exactement comme Gifford le faisait souvent, surtout quand elle était pieds nus, pour sentir la pierre froide.
L’homme n’était pas pieds nus. Il lui parut soigné, très grand et « impérialement mince », comme Richard Cory dans le vieux poème d’Edwin Arlington Robinson.
Elle avança assez lentement sur les planches puis descendit dans le vent et entra dans la chaleur et le calme relatifs de la cour de derrière. À travers la baie vitrée, sa maison ressemblait à une photo. L’homme déparait dans ce cadre, non pas à cause de sa veste de tweed sombre ou de son pull-over de laine mais à cause de ses longs cheveux noirs et luisants.
Quand il se tourna vers elle, elle lui trouva une ressemblance avec une de ces représentations colorées du Christ que l’on trouvait dans les bazars : boucles souples et doux vêtements, sourire tendre dénué de mystère et de souffrance. L’homme portait même un début de moustache et de barbe.
Il était d’une beauté impressionnante qui, tout compte fait, allait parfaitement avec sa coiffure extravagante et ses vêtements luxueux. Un autre élément la frappa : une odeur, presque un parfum.
Ce n’était pas du sucre, ni des fleurs, ni des épices. Mais c’était très attirant. Elle prit une profonde inspiration. Elle avait déjà senti cette odeur quelque part récemment. Mais où ? Quelque chose en rapport avec la médaille de saint Michel. Au fait, la médaille. Vérifier qu’elle était toujours dans son porte-monnaie. Quel étrange personnage !
Elle sut instinctivement qu’elle devait se méfier de lui et lui demander tout de suite qui il était et ce qu’il voulait, avant même d’entrer dans la pièce. Mais, dans sa vie, chaque fois qu’elle avait eu peur et s’était montrée méfiante, ce n’avait été qu’une méprise qui l’avait plutôt embarrassée. Rien de mal ne lui était jamais vraiment arrivé.
Aucune trace de menace sur son visage ou dans son comportement. Au contraire, il avait l’air de ressentir envers elle la même curiosité et le même intérêt qu’elle pour lui.
Il la regarda entrer. Elle commença à fermer la porte coulissante mais se ravisa.
— Oui ? Que puis-je faire pour vous ? interrogea-t-elle.
Le golfe s’était à nouveau réduit à un murmure proche du silence. Elle avait le dos tourné au monde et le monde était calme.
Soudain, l’odeur devint suffocante. Elle semblait remplir toute la pièce. Elle se mêla à celle des bûches se consumant, des briques chaudes et de l’air frais.
— Viens, Gifford, répondit-il sur un ton étonnamment doux. Viens dans mes bras.
— Je ne vous ai pas bien entendu, répondit-elle en esquissant un sourire irrépressible.
Les mots étaient sortis de sa bouche tandis qu’elle s’approchait du feu. L’odeur était délicieuse et lui donnait envie de ne plus rien faire d’autre que de la respirer.
— Qui êtes-vous ? dit-elle sur le ton le plus poli et normal possible. Est-ce que nous nous connaissons ?
— Oui, Gifford, tu me connais. Tu sais qui je suis.
Sa voix était chantante, comme s’il récitait des vers. Il semblait tout simplement se délecter des mots simples qu’il prononçait.
— Tu m’as vu quand tu étais petite fille, reprit-il. Je le sais, même si je ne me rappelle pas exactement quand. Mais, toi, tu t’en souviens. Fouille dans tes souvenirs, rappelle-toi le porche poussiéreux, le jardin envahi de végétation.
Il avait l’air triste et pensif.
— Je ne vous connais pas, dit-elle sans conviction.
Il se rapprocha d’elle. Les os de son visage étaient joliment sculptés, sa peau était très fine et sans ride. Il ressemblait au célèbre autoportrait de Durer.
— Salvator Mundi, murmura-t-elle.
— J’ai perdu ces derniers siècles, dit-il, si jamais je les ai possédés, occupé que j’étais à voir les plus simples des choses solides. Mais je connais des vérités et des souvenirs plus anciens, d’avant l’ère de mes beautés Mayfair. Je dois faire comme les humains et me fier aux notes que j’ai prises, ces phrases que j’ai écrites en hâte tandis que le voile s’épaississait, que la chair se resserrait, me faisant perdre l’optique du fantôme qui aurait pu me faire triompher plus vite et plus facilement que je ne le ferai. Gifford. J’ai enregistré ce nom de Gifford Mayfair, la petite-fille de Julien. Gifford est venue à First Street et elle a vu Lasher. Est-ce exact ?
En entendant ce nom, Gifford se raidit. Elle entendit à peine la litanie de paroles qu’il prononça ensuite.
— Oui, j’ai payé le prix de tout nouveau-né vagissant mais seulement pour obtenir un destin plus précieux et, pour toi, un amour plus précieux et tragique.
Tandis qu’il parlait, il ressemblait de plus au plus au portrait peint par Dürer. Il le faisait peut-être exprès.
L’esprit de Gifford était figé, incapable de formuler une réponse ou d’échafauder un plan. Lasher. Son corps lui rappela à quel point elle avait peur de cet homme étrange. Sans s’en rendre compte, elle avait levé ses mains et les tordait littéralement.
Enveloppée soudain d’une brume de chaleur, elle ne vit plus rien d’autre que lui, sa beauté, comme un reflet barrant la vue dans une vitre. Une peur paralysante la prit et, par réflexe, elle fit le geste de porter sa main à son front. Aussitôt, il la bloqua en attrapant son poignet. Chaud, douloureux.
Elle ferma les yeux. Sa terreur était si grande qu’elle crut mourir. Elle sentit le temps et l’espace lui échapper. Sa peur était incontrôlable. Elle sentait la pression et la fermeté des doigts de l’homme. Et cette odeur entêtante… De terreur et de rage, elle dit :
— Laissez-moi !
— Qu’est-ce que tu voulais faire, Gifford ? demanda-t-il d’une voix presque timide, moelleuse, mélodieuse.
Il était tout proche d’elle. Sa taille était monstrueuse, près de deux mètres. Un être très mince dont les os du front étaient très proéminents sous la peau lisse.
— Qu’est-ce que tu voulais faire ? répéta-t-il d’une voix jeune, presque innocente.
— Faire le signe de la croix ! cria-t-elle d’une voix rauque.
Elle s’arracha de son emprise et fit un signe de croix. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Puis elle reprit son calme et le regarda droit dans les yeux :
— Vous n’êtes pas Lasher. Vous êtes juste un homme.
— Je suis Lasher, dit-il gentiment, comme pour la protéger de la rudesse de ses paroles. Je suis Lasher en chair et en os et je suis revenu, ma belle, ma sorcière Mayfair. De chair et de sang, un homme, et j’ai besoin de toi, ma beauté, ma Gifford. Si tu me coupes, je saignerai. Si tu m’embrasses, tu renforceras ma passion. Si tu veux vérifier…
Elle se sentit à nouveau déconnectée de tout. Sa terreur ne diminuait pas. N’importe qui à sa place aurait déjà perdu connaissance et elle se sentait au bord de l’évanouissement. Tenir à tout prix. Sinon, elle était perdue. L’homme était à moins d’un métré d’elle et la submergeait de son odeur. Il la fixait d’un regard implorant, avec son visage lisse et ses lèvres roses de bébé.
Il paraissait inconscient de sa beauté ou, plutôt, ne semblait pas s’en servir sciemment pour l’éblouir, la distraire, la réconforter ou la tranquilliser. Il ne voyait qu’elle.
— Gifford, chuchota-t-il, l’arrière-petite-fille de Julien.
Elle retrouva soudain ses peurs d’enfant, ces moments de chagrin inconsolable où elle entourait ses genoux de ses bras et se mettait à pleurer, trop effrayée pour ouvrir les yeux, effrayée par les craquements de la maison, les gémissements de sa mère, l’obscurité et les innombrables visions d’horreur qu’elle était capable de provoquer.
Elle s’obligea à baisser les yeux, pour saisir le moment, sentir le carrelage sous ses pieds, percevoir la danse agaçante et persistante du feu, voir les mains de l’homme, aussi blanches et veineuses que celles d’un vieillard, puis se força à les lever vers son front doux et serein encadré de cheveux bruns, sa mâchoire virile à la barbe bien entretenue.
— Je veux que vous partiez, dit-elle sans grand espoir.
Elle pensa soudain au revolver. En fait, elle avait toujours rêvé d’avoir une bonne raison de s’en servir. L’odeur de la cordite et la saleté du stand de tir de Gretna flottaient encore dans sa mémoire. Elle se rappela les encouragements de Mona et le recul de l’arme au moment où elle appuyait sur la détente. À cet instant, elle aurait donné n’importe quoi pour l’avoir dans les mains.
— Revenez demain matin. Quittez ma maison.
Elle songea à la médaille. Pourquoi ne l’avait-elle pas mise à son cou ? Elle aurait dû. Saint Michel Archange, défends-nous dans la bataille.
— Allez-vous-en, dit-elle encore.
— Je ne peux pas, ma douce Gifford.
— Vous dites n’importe quoi. Je ne vous connais pas. Je vous demande une nouvelle fois de vous en aller.
Elle voulut reculer mais n’osa pas. Toute trace de charme ou de compassion avait quitté le visage de l’homme. Il la regardait avec circonspection.
— Souviens-toi de moi, Gifford. J’aimerais pouvoir me souvenir de toi. J’étais sous les arbres quand tu m’as vu. C’est certain. Dis-moi ce que tu as vu. Aide-moi à me rappeler. Aide-moi à regrouper tous les éléments en une grande fresque. Je suis perdu dans cette chaleur et rempli de haine et de vieilles rancunes, de ce qui était autrefois mon ignorance et ma souffrance. Je devais posséder la sagesse quand j’étais invisible. J’étais sûrement plus proche des anges de l’air que des démons de la terre. Mais la chair était si tentante. Et je ne perdrai plus, je ne serai pas détruit. Ma chair continuera de vivre. Tu me connais. Dis-le.
— Je ne vous connais pas ! s’écria-t-elle.
Elle avait reculé, mais d’un pas seulement. Il y avait si peu d’espace entre eux. Si elle s’était retournée pour s’enfuir, il aurait pu l’attraper par le cou. La terreur revint. La terreur irrationnelle qu’il puisse poser ses longs doigts sur sa nuque. Il en était capable, personne ne pouvait l’en empêcher, elle était seule avec lui.
— Sortez d’ici, vous entendez ?
— Je ne peux pas, ma belle, répondit-il en haussant légèrement un sourcil. Parle-moi. Dis-moi ce que tu as vu quand tu es venue dans cette maison il y a si longtemps.
— Que me voulez-vous ? demanda-t-elle en osant reculer d’un deuxième pas.
La plage était juste derrière. Et si elle se mettait à courir jusqu’aux planches ?
— Tel que tu me vois, je suis disgracieux, dit-il avec une sincérité soudaine. Je crois que j’étais plus beau lorsque j’étais un esprit, tu ne trouves pas ? Je venais et je repartais au bon moment. Maintenant, j’avance à tâtons dans la vie, comme tout le monde. J’ai besoin de mes Mayfair. J’ai besoin de vous tous. J’aimerais chanter dans un beau vallon calme, sous la lune, et vous rassembler tous dans le cercle. Mais nous n’aurons jamais cette chance. Aime-moi, Gifford.
Il se retourna comme s’il avait du chagrin. Il ne recherchait ni n’attendait sa sympathie. Il resta silencieux un long moment en regardant fixement vers la cuisine. Son visage et son altitude avaient quelque chose d’irrésistible.
— Gifford, dit-il. Gifford, dis-moi ce que tu vois en moi. Est-ce que je suis beau ? (Il se retourna.) Regarde-moi.
Il se pencha pour l’embrasser, comme un oiseau s’approchant d’un bassin en battant des ailes. L’odeur presque animale la submergea. Il posa ses lèvres sur les siennes et ses longs doigts sur son cou, ses pouces effleurant d’abord ses mâchoires puis ses joues. Alors qu’elle ne pensait qu’à s’enfuir, une sensation délicieuse lui parcourut les reins. Il la maintenait fermement mais tendrement par le cou. Un frisson glacial remonta le long de son dos puis dans ses bras. Elle était prête à défaillir.
— Non, ma chérie, je ne te ferai aucun mal. Gifford, quelle serait ma victoire, sinon ?
Comme un chant. Elle percevait presque un rythme et une mélodie dans les paroles qui s’envolaient de lui dans l’obscurité. Il l’embrassa encore et encore, sans enfoncer ses pouces dans sa gorge. Elle avait des fourmis dans les bras mais ne savait même pas où étaient ses propres mains. Soudain, elle se rendit compte qu’elle les avait posées sur la poitrine de l’homme. Inutile de songer à le repousser, il était bien plus fort qu’elle. C’est alors qu’une sensation fulgurante l’électrisa, comme celle de l’odeur, et qu’un délicieux spasme la traversa, une sorte de succession de piqûres d’une force extrême auxquelles elle ne pouvait résister.
— Oui, laisse-toi aller, dit-il. Tu es à moi. Il le faut.
Il la relâcha puis la prit par les bras, la souleva légèrement du sol et l’étendit par terre, sur le froid carrelage. Les yeux ouverts, elle sentit et entendit qu’il lui enlevait ses collants de laine. Elle essaya de parler mais l’odeur lui donnait la nausée et la désorientait. Les cheveux soyeux de l’homme tombèrent sur son visage.
— Je ne le ferai pas, dit-elle d’une voix absente et sans autorité. Écarte-toi de moi, Lasher. Je te préviens… Stella a dit à mère…
Mais elle avait déjà oublié ce qu’elle voulait dire.
— Délivre-nous du mal, murmura-t-elle.
En quarante-six ans, c’était la première fois qu’un homme la touchait de cette façon, arrachait ses vêtements et forçait l’entrée de son sexe en embrassant sa gorge. Il était de chair. Il n’était plus un fantôme, il était devenu réel. Je ne peux pas. Mon Dieu, viens-moi en aide !
— Ange de Dieu, mon ange gardien…
Elle était loin d’être consentante mais, soudain, elle se rendit compte avec horreur qu’elle ne s’était même pas débattue. Ils diront qu’elle n’avait même pas résisté. Elle était odieusement passive, confuse, et essayait de trouver une prise pour s’accrocher à lui, pour repousser ses épaules. La paume de sa main glissa sur la douce laine du manteau de Lasher tandis qu’il la prenait violemment et que l’approche de l’orgasme la projetait dans un trou noir de silence et de paix.
Mais pas tout à fait.
— Pourquoi ? Pourquoi fais-tu cela ?
Avait-elle parlé tout haut ? Elle se sentait dériver, en proie au vertige, parcourue de sensations fortes et puissantes tandis qu’il la pilonnait. C’était si naturel, si bon ! Elle crut que c’était terminé et qu’elle s’était tournée sur le côté. En fait, elle n’avait pas bougé et il la pénétrait à nouveau.
— Ma douce Gifford, chanta-t-il. Tu es mon épouse dans la vallée, dans le cercle. Tu es mienne.
— Je crois, je crois que tu me fais mal… dit-elle. Mon Dieu ! Marie, mère de Dieu ! Aidez-moi !
Il l’embrassa de nouveau et la remplit encore une fois de sa semence, qui se mit à couler sous elle.
— Que quelqu’un me vienne en aide.
— Il n’y a personne, ma chérie. C’est le secret de l’univers. C’est mon leitmotiv, mon message. C’est tellement bon. Toute ta vie, tu t’es dit que ce n’était pas important…
— Oui…
— Qu’il y avait des choses plus nobles. Maintenant, tu sais. Tu sais pourquoi des gens risquent l’enfer pour ça, pour cette extase.
— Oui.
— Ce que tu étais avant ne compte plus. Tu es vivante, avec moi, et je suis en toi. Tu es un corps. Ma précieuse Gifford.
— Oui.
— Fais-moi un enfant. Tu le vois, Gifford ? Imagine-le. Vois ses petits membres, vois-le prendre forme, sors-le des ténèbres. Sois la sorcière de mes rêves, Gifford. Sois la mère de mon enfant.
Le soleil dardait ses rayons sur elle. Elle avait chaud et se sentait mal à l’aise dans son gros pull-over. La douleur la réveilla soudain. Elle émergea de son sommeil embrumé et aperçut le ciel.
La douleur revenait par à-coups, comme des crampes. C’étaient des contractions ! Elle réussit à glisser sa main entre ses jambes, sentit l’humidité et regarda ses doigts couverts de sang.
Brusquement, une giclée d’eau glaciale s’abattit sur elle puis se retira. C’était la mer. Elle était juste au bord de l’eau ! Le soleil brillait au-dessus d’une masse nuageuse, à l’est.
— Tu le vois ? murmura-t-elle.
— Je suis désolé, ma chérie.
Il était très loin, un spectre dans la lueur éblouissante, si sombre qu’elle ne distinguait que ses longs cheveux flottant au vent. Il se rapprocha d’elle mais il n’était plus qu’une silhouette. Il y avait l’odeur, bien sûr, et la voix. C’était tout.
— Je suis désolé, ma douce. Je voulais qu’il vive. Et je sais que tu as essayé. Je ne voulais pas te faire de mal, ma bien-aimée. Nous avons essayé tous les deux. Pardonne-moi, mon Dieu ! Que vais-je faire, Gifford ?
Silence. Une vague.
Était-il parti, son Christ aux cheveux d’ange qui lui avait parlé si longtemps ? L’eau inonda son visage. C’était bon. Qu’avait-il dit, déjà ? Il avait parlé d’aller dans la petite ville pour voir la crèche et son petit Christ de plâtre dans le foin et tous les moines avec leur robe de bure marron. Il n’avait pas demandé à être prêtre, juste l’un des moines.
Cette pensée lui fit oublier un instant la douleur. Les heures perdues, les mots et les images perdus. Elle aussi était allée à Assise, lui avait-il dit. Saint François était son saint. Pouvait-il lui donner la médaille dans son porte-monnaie ? C’était celle de saint Michel mais elle la voulait. Il comprendrait. S’il comprenait pour saint François, il comprendrait pour saint Michel ou n’importe quel autre saint. Elle avait voulu le lui demander mais il n’avait pas cessé de parler des chants qu’il chantait, en italien, en latin, bien entendu, sur les collines ensoleillées d’Italie et la brume froide planant sur Donnelaith.
Elle avait la nausée, ses lèvres étaient salées et ses mains atrocement froides. Une nouvelle vague la fit rouler sur le côté gauche. Le sable lui piqua la joue et la douleur dans son ventre était insupportable.
Elle retomba sur la droite, face au golfe et au jour qui se levait. Seigneur Dieu ! Toutes les craintes qu’elle avait eues toute sa vie n’avaient pas été sans fondement. Elle n’avait pas réussi à l’empêcher d’agir et elle allait en mourir.
Que va devenir Ryan sans moi ? Que va-t-il arriver à Pierce si je ne suis pas là ? Clancy a besoin de moi. Ils ne pourront pas se marier si je meurs. Leur vie sera gâchée, pour l’amour de Dieu, où est Rowan ? Quelle église vont-ils choisir ? Pas Saint-Alphonse ! Rowan !
Lorsqu’une nouvelle vague passa sur elle, elle ne sentit ni le sel ni le froid engourdissant. Alicia ignorait la cachette du Victrola ! Elle seule la connaissait. Si seulement Rowan revenait. La seule pour laquelle elle n’avait aucun souci à se faire était Mona. Mona…
L’eau était agréable, maintenant. Elle ne la gênait plus. Où est l’émeraude ? L’as-tu emportée, Rowan ? Il lui avait donné la médaille, elle la portait à son cou. Mais pas moyen de bouger le bras pour poser sa main dessus. Elle tourna son visage jusque dans l’eau, comme pour faire partir le sang qui le recouvrait.
L’eau n’était même pas froide. Juste cette douleur cuisante. La vie vaut-elle la peine d’être vécue ? Aucune idée. Cette douleur n’est pas si particulière, cette souffrance. Cela valait-il la peine ? Je ne sais vraiment pas.